Ballagás sous confinement

En Hongrie, le coronavirus n’arrête en rien la tradition. L’incontournable ballagás, cérémonie de fin d’études qui a lieu juste avant le bac, est maintenue grâce à internet. Fleurs et pleurs sont au rendez-vous, via la toile.

Grâce à la technologie internet, les profs s'associent pour chanter en coeur leur attachement aux élèves.

Une belle journée de juin 1984, je vais chercher mes résultats du bac. Ils sont inscrits sur une grande feuille blanche et fine comme du papier de soie. Une main tendue me la transmet depuis une fenêtre du rez-de-chaussée. En noir, tapées dans des colonnes, les notes surgissent, bonnes et mauvaises surprises. Cette scène se passe au lycée Jean-Baptiste Say, à Paris. Voilà. Je repars dans les rues du XVIe arrondissement, le papier sous le bras, seule avec moi-même. Je m’engouffre dans le métro. Huit années complètes passées au lycée Victor Duruy. Pas un adieu des profs, pas un adieu de la direction, ni des élèves. Rien. Une feuille tendue depuis la fenêtre d’un établissement inconnu. C’est tout. Et c’est raide. Trente-six ans plus tard, c’est au tour d’Augustin de passer la porte de la vie.

En Hongrie, c’est le grand jeu. Les antipodes. Les fastes, les discours symboliques, les fleurs, les pleurs. Danses, bals, cérémonies, remise de diplômes s'enchaînent tout au long de l'année. Pour le ballagás, qui a lieu juste avant les premières épreuves du bac, les profs, le directeur et ses adjoints, les éducateurs, les jésuites, tous, les uns après les autres, versent vers et mots pour encourager ceux et celles qu’ils ont suivis pendant tant d’années au jour le jour, au Fényi Gyula Jezsuita Gimnázium és Kollégium, le lycée jésuite de Hongrie. Même en temps de coronavirus, les larmes coulent derrière l’écran. Chaque prof est isolé dans sa chambre, son salon, sa cuisine, sa chapelle, son jardin, devant sa fontaine. On aperçoit des tableaux collés au mur, les livres sur les étagères, on entre dans leur univers, leur intimité, leurs objets précieusement collectionnés, leur espace de vie.

Péter, assis sur un banc, les moustaches hirsutes de son chien sur les genoux, leur adresse ses meilleurs vœux. Béla a enfilé costume et cravate et lit son discours enveloppé dans un porte document bleu marine, comme il le ferait sur scène, solennellement. Nóra déploie son émotion, un bouquet dans les bras, au centre de la cour du lycée : « Je suis fière de vous ! » László et Csaba ont les yeux rouges. On sent qu’une partie d’eux est atteinte, comme si on leur arrachait un bout de cœur. Tibor décline la liste de ses élèves en y associant une qualité : le calme de Dominik, le sérieux de Hunor, le sourire de Bolyga, attribuant à chacun une responsabilité pendant ces longues années d’études.

Quand ces gosses quittent le lycée, en fin de parcours, chaque prof part avec eux. Ce ne sont pas des classes, ce sont des grappes qui restent unies même loin des salles de cours. « Je vous souhaite autant de bonheur que ce que j’ai reçu de vous ! » Toute leur vie, ce lien est sacré. Inscrit sur un tableau que les élèves auront imaginé, dessiné, peint, encadré, confectionné dans lequel leur visage (celui des profs et du directeur, celui de chaque élève) règne pour toujours, figé dans un cadre, les uns à côté des autres. Ce souvenir unique, appelé tabló, trône sur les murs du lycée, marquant leur passage même cent ans après. La pandémie passe et n’arrête en rien cette tradition ancrée dans l’histoire hongroise, depuis des siècles. Toute leur vie, les lycéens garderont en eux ce souvenir qui les portera loin, bien au-delà de l’entraide et de l’union. Dans leur quotidien, dans leurs choix, tout au long de leur parcours professionnel et familial.

En bouquet final, tous ensemble, les enseignants chantent pour leur dire adieu et bon vent. Et surtout, bonne chance. Le bac commence lundi.


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