L’Europe en notes justes

Éva Szathmáry a trouvé le filon. Avec quelques piliers du philharmonique de Budapest, la responsable des relations humaines de l’orchestre national fait la tournée d’une quarantaine d’écoles à travers la Hongrie. Pour sensibiliser les jeunes à la musique classique.


Le jeune homme, costard noir et chemise blanche sous une mini barbichette, se tient droit sur scène. Le cor levé, brillant de mille feux dans l’éclairage du spot. D’un son limpide et élégant, il joue quelques notes évocatrices. La pièce vibre. Toutes les mains se lèvent : « Star Wars, Star Wars », hurle-t-elle en cœur. Aux premiers rangs, les petits, les maternels. Aux rangs suivants, les primaires. Derrière, enfin, les collégiens. La salle des fêtes est pleine. L’orchestre philharmonique de Budapest (Nemzeti Filharmonikus Zenekar) est là, aujourd’hui, à Olaszliszka, de 14h00 à 15h30. Objectif de ce programme subventionné par l’Union Européenne : rappeler aux jeunes que la musique classique existe et qu’elle vaut le coup. Mais les gamins d’ici sont loin de l’ignorer. Calmes, concentrés, enthousiastes, ils seront, pendant toute la durée de la représentation, happés par le sujet, tout ouïe et ravis de participer au spectacle. Ils sont à bonne école, entraînés par des maîtresses et des professeurs rôdés à la musique.

Tout commence avec Vivaldi. Les cinq musiciens, superbement accueillis, jouent une introduction au sujet. La chef d’orchestre explique qui ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils jouent. Piano, deux violons, un cor et un violoncelle. Habituellement, ils sont cent six. Elle pose la question aux enfants : « Qu’a-t-elle de spéciale, cette violoncelliste ? » Attendant d’eux une réponse sur le registre musical, une voix unanime s’égosille : « Elle est enceinte ! » Moi, je ne l’avais pas remarqué. Il est vrai que les enfants de notre village ont régulièrement vue sur le ventre rond de leur maman.

Crin de cheval

Après avoir situé le philharmonique et intitulé cet échantillon de « musique de chambre », Éva Szathmáry lance les jeux, aussi variés que la musique classique peut l’être. Elle explique l’époque de Vivaldi et tend une perruque blanche à qui désire la porter. C’est un tsigane aux joues rondes et qui se lève. Les gamins éclatent de rire. Pour chaque morceau, une diapo symbolique – de ville ou d’un château - est affichée sur l’écran derrière la scène. « Hól vagyunk ? » Où sommes-nous ? Venise ! Paris ! Vienne ! Esztergom ! Le lien est fait avec chaque musicien. Après l’introduction de Vivaldi, place à Hamburg et l’époque baroque de Georg Philipp Teleman (1681-1767) avec sa suite de Gulliver pour deux violons.

Entre deux morceaux, l’animatrice présente les instruments. De quoi sont-ils faits ? Les gosses s’empressent de répondre. Pour l’archet, « de la soie » (selyem) ! « du boyau » (bél) ! « de la crinière de cheval ! » (ló sörény). Et oui, du crin de la queue (plus longue que la crinière), prélevé sur des hongres ou des étalons, car celui de la jument peut être abîmé par l’urine (je l’apprends à l’instant).
Où sommes-nous ? En Autriche ! Non ! En Europe ! Oui, mais encore ! En Allemagne ! Au fond de la salle où je me suis installée, bien entourée de mon mari et du curé, je devine Nürnberg, que je glisse à mon voisin religieux, non sans fierté. Facile, j’y suis allée et je reconnais la tour du château. La patrie de Johann Pachelbel (1653-1706), alors ville libre d’Empire. « Figurez-vous qu’ils étaient quatorze enfants ! ». Brouhaha dans la salle. Les familles nombreuses, ils connaissent ! Le compositeur allemand est archi connu pour son Canon envoûtant, auquel nous avons eu droit pour la messe de nos vingt ans de mariage, offert par Gabi néni, l’ex-professeure de violon de Darius, dans l’église d’Olaszliszka. La maîtresse du jour appelle non pas quatorze - car cela fait trop - mais huit candidats à venir devant de la scène. Les gosses se tiennent, debout dans la lumière, heureux d’accompagner les professionnels. Chacun est muni d’une clochette au son différent. La virtuose de l’éducation musicale arrive, avec une simplicité déconcertante, à leur faire jouer la mélodie en duo avec les instruments à corde. Alertes, les écoliers disciplinés s’en sortent haut la main. Ding, ding, ding, ding…

Postillons

Diapo suivante : le château de Eszterházi, à Fertőd, à la frontière austro-hongroise, côté hongrois. Il s’agit de Joseph Haydn, dont le musée est charmant, dans l’enceinte même du palace (je l’ai visité, quelle chance !). Pour illustrer cette période, un extrait du concerto pour cor. Quand le morceau est terminé, place à l’instrument, son nom d’abord « kurt » ! « kürt » !, sa taille ensuite : « Si je le déploie entièrement, il courra jusqu’au fond de la salle », s’amuse le corniste. Jusqu’à l’aquarium de Sándor, l’attaché à la culture de la mairie avec sa longue barbe de druide, qui veille au son et aux lumières. « Vous imaginez le souffle qu’il faut pour que l’air parcoure ces dizaines de mètres ! » Le jeune homme invite enfin l’assemblée à faire comme lui, quand il souffle précisément dans l’embouchure. Tout le monde s’exécute. Eclat de rire général arrosé de postillons.

Diapo suivante : Budapest ! Buda ! Buda ! Pest ! Bécs ! « Bécs vagy Pécs ? » (Vienne ou Pécs, ville au sud-est de la Hongrie). Là est là question, c’est Bécs bien sûr, la belle Vienne, la ville de ? « djdjdjdjdj ! » chuchote Eva pour calmer l’euphorie palpable. L’excitation monte comme si notre druide augmentait les décibels. Il est né à Salzburg bien sûr, le 17 janvier 1756, et mort à Vienne trop peu de temps après, le 5 décembre 1791. Le génie Johannes Chrysostomus Wolfgangus Theophilus Mozart ne doit pas occulter les autres génies, le père et le fils Strauss, dont tous les enfants de Hongrie connaissent par coeur la Valse de Vienne (celle du fils Johann Strauss II) et pour cause : ils ouvrent les bals des collèges, lycées, fêtes de fin d’année, sur cet air, à l’âge où les poils poussent. Les tout petits connaissent déjà pour avoir vu leurs aînés en robe blanche ou costard noir évoluer sur cet air imposé. Mais cette fois, dans la salle bien au summum de l’excitation, il est question d’un autre compositeur, génialissime lui aussi. Beethoven, dont on fête la naissance cette année, 250 ans après (1770, le 15 ou le 16 décembre, peut-être est-il né à minuit pile !).

Douce cacophonie

L’apogée de cette leçon de musique, autant pour les élèves que pour nous - quelques adultes chanceux collés au fond de la salle - ce sera donc l’Hymne à la joie. L’apogée parce qu’une centaine de gosses du village d’Olaszliszka, de la maternelle à l’équivalent troisième, se lèvent et entonnent sans broncher, dans le plus grand dévouement et avec une application digne d’un premier de la classe, cet air qui nous réunit tous, malgré les apparences, l’Hymne européen. Evidemment, j’ai pleuré. Voilà, je ne pensais pas être là cet après-midi – c’est Samuel qui m’a rappelé que l’évènement était à 14:00 – et je suis une fois de plus envahie de cette émotion que nos chers hôtes hongrois savent nous offrir régulièrement, mélange de velours et de soie. Ils n’arrêteront jamais.

On continue d’ailleurs, et de plus belle. La Hongrie, justement ! Ferenc Liszt, Ferenc Erkel, Zoltán Kodály, Béla Bartók ! Ecoutons Béla Bartók, le morceau pour deux violons, incontournable des classes de solfège. Me reviennent les heures heureuses passées à l’école de musique de Sárospatak à entendre l’activité bouillonnante de chacune des salles, ici le piano, ici le violon, là la batterie, là encore le chant ou la trompette. Que j’aimais accompagner mes trois garçons à leurs leçons, fermer les yeux et me laisser bercer par cette douce cacophonie !


Le lac et le cygne

Retour à Olaszliszka, où la salle des fêtes est déchaînée par le philharmonique et son animatrice qui use et abuse des blagues et des anecdotes, dont elle reçoit aussitôt des échos endiablés. Cet exercice est passionnant, même pour nous, adultes rôdés toute une vie à la magie des concerts et des orchestres. Pour les « plonger » à fond dans l’ambiance, animée elle-même par ses convictions et entraînée par la joie qui règne dans la salle, Eva sort toutes ses cartes. Des instruments en tout genre, qu’elle distribue aux bambins : maracas, tambourins mais aussi fouets de cuisine, cuillères en bois cafetière italienne… Le résultat est à la hauteur : de la fusion du philharmonique de Budapest et de la jeunesse d’Olaszliszka naît un tableau sonore des plus émouvants.

On repart dans la lenteur et les sensations. Cette fois, la France où Camille Saint-Saens (1835-1921) nous entraîne sur le lac avec le cygne du Carnaval des animaux. L’eau, jouée par le piano et le cygne magnifiquement interprété par le violoncelle et son bébé. Le silence est total : tous les sens sont à l’écoute.

Un petit tour dans le sud de l’Europe où le cor frôle avec le tárogató (taragote) puis, à l’aide de quelques sons, nous transporte en Espagne (Spányolország), corridas, taureaux, flamenco…
Diapositive finale : nous traversons l’Atlantique pour New-York City, que les enfants s’empressent de reconnaître. Voyage ultime avec le pianiste et compositeur afro-américain Scott Joplin (1868-1917) : les musiciens chaussent un haut de forme et lancent le rythme de l’Entertainer. Les bouches sont bées. Pas un élève ne bronche.

J’ai assisté à des tonnes de concerts de gamins truffés de fausses notes dans les salles locales et au conservatoire de musique. J’ai eu la chance aussi d’apprécier des musiciens de haut vol lors des nombreux festivals dans la région ou à Paris, salle Garnier, Bastille, etc., à des opéras à Miskolc dirigés par notre ami Philippe de Chalendar, à un concert mémorable à l’école de musique Liszt Ferenc de Budapest, mais c’est bien la première fois que, dans notre modeste salle des fêtes, mes oreilles se retrouvent comblées d’un son limpide et pur, d’une rare perfection, comme si, en lieu et place de la viande panée sur lit de riz et patates bouillies qui fait office de dîner au bal de janvier – qui a lieu ici - on nous servait un repas d’un trois étoilés avec un bourgogne âgé d’une rare finesse. La rencontre entre les artistes de renommée mondiale et les petits musiciens tsiganes d’Olaszliszka fait toujours de l’effet. Et ce n’est ni la première, ni la dernière fois.





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