La fin du civet

Un petit lapin, c'est rien me diriez-vous, tout juste bon à manger. Combien de fois vous m'avez dit : on le mange quand ton civet, ce soir ? Mais Perle n'a jamais eu de gras. C'était sous son pelage de flocon un petit tas d'os anguleux. Elle passait sa vie à grignoter, pourtant.

Perle a passé la plus belle journée de sa vie, hier. Elle a plongé son corps dans l'herbe fraîche, à l'ombre d'un soleil encore brûlant. Et, allongée, elle a grappillé autour d'elle les feuilles de trèfle qui étaient à sa portée. Elle souriait.

Ce matin aussi, elle souriait, allongée dans sa cage. Mais son nez gris ne frémissait plus. Elle allait avoir six ans et demi. Perle est arrivée chez nous en plein hiver, en février 2013. Elle était née le 7 décembre, le jour de la Sainte Ambroise. C'était une portée de petites boules blanches, des mâles et des femelles. Mehdi avait choisi la plus petite. Elle tenait au creux de sa main de gosse de onze ans. On l'avait ramenée à la maison et pendant des mois, on surveillait avec attention ce truc minuscule à peine plus grand qu'une souris blanche. On avait si peur de la faire tomber.




Perle a grandi, mais pas trop. Elle avait la taille parfaite d'un lapin que l'on prend dans ses bras pour sentir contre soi un battement de coeur rapide et régulier. C'était une Himalaya, m'avait certifié son naisseur pour me tirer quelques forints de plus. Je m'en foutais, et de la race, et des forints. Perle en était une. Elle a suivi toute l'adolescence des garçons. Quand ils rentraient du pensionnat, elle était là, se mettait debout pour les accueillir. Elle courait sur le canapé, jouait avec Doris, sautait et tourbillonnait quand la grosse truffe rose et humide lui soulevait le derrière.

Il aurait dû finir en sauce


Vit-on dans un monde où toute souffrance doit être justifiée ? Où la compassion doit être à la hauteur de la perte ? C'est curieux à quel point l'annonce d'une mort peut être relative pour celui qui reçoit l'information. Quelqu'un vous dit : j'ai perdu ma mère ou mon père, on ressent un poids lourd comme du plomb. Idem pour le ou la meilleure amie. La perte d'un enfant est insoutenable, pour tout le monde. La perte d'un cousin ou d'une tante suscite un peu moins d'empathie. Et plus on s'éloigne, moins on a de compassion. Alors qu'on a aucune idée de ce que ressent l'autre. La perte d'une grand mère peut-être mille fois pire que le départ d'une mère. Quand il s'agit d'un chien ou d'un cheval, si on aime les bêtes on comprend. Un chat ? Un hamster ? Une tortue ? Pffff, tout le monde s'en fout. Un lapin, encore moins : il aurait dû finir en sauce.

Quant à la mort, elle nous fait si peur. Elle nous martyrise, elle nous tient par les couilles, du matin jusqu'au soir. Elle se fout de notre gueule. Elle régit notre vie. Elle menace à tout instant. Elle hante les films, les sujets de conversation, les informations. Un accident de la route ou un volcan en feu. Elle fait parler d'elle tous les jours. Ah ça oui, elle nous occupe sans cesse, profite de la maladie pour nous la faire redouter encore plus. Alors qu'elle est tellement naturelle. Comme dit maman : "Ce n'est pas facile de mourir, c'est tout un travail !" Sans elle, en fait, notre vie n'aurait aucun sens. Elle le sait très bien, la mort. Mais c'est elle qui nous donne la vie, c'est elle qui permet notre existence à tous. Peut-être devrions-nous nous en faire une alliée, une amie, ou tout au moins l'accepter.



Notre petite lapine a bien vécu. Un matin, elle a boudé son radis. C'était dimanche. Puis, les billes noires qu'elle pondait en quantité ont soudain disparu de ses toilettes de sciure. Plus une trace. En la prenant dans les bras, j'ai découvert une tumeur. J'ai foncé aux urgences. C'est la fin, m'a dit le véto. C'est un paquet de boules qui se sont invitées dans son petit corps fragile. Bombardée de tumeurs. C'est venu si vite. Le doc lui a fait des piqures d'antidouleurs. J'ai voulu attendre que les garçons reviennent - Mehdi était en Transylvanie -, ne pas précipiter, seule, la décision de l'endormir.

Nous avons passé une belle journée ensemble. La plus belle peut-être. La plus intense. Je la surveillais, la couchais sur mon sein. L'emmenais au jardin pour qu'elle profite encore. Elle gardait la tête haute, respirait normalement. Grignottait l'herbe autour d'elle. Je l'ai posée dans sa cage. Lui ai carressé les oreilles comme je pensais le faire ce matin. Elle était disposée en sphynx, comme toujours, la tête engoncée dans son collier de poils. La nuit fut profonde. Sam m'a réveillée en susurant à mon oreille : ça y est, elle est partie. Elle était allongée sur le flanc, cette fois, emportée pour toujours. Elle était belle comme ça, sur le flanc, si belle, le poil si doux, si doux...




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